Le lien déchiqueté de l’abstention
Résumé de l'émission
Le lien déchiqueté de l’abstention.
Il y a 150 ans, 10000 personnes ont versé leur sang pour la république sociale dont rêvaient les communards. A Paris, 60% des électeurs inscrits avaient voté avant de se révolter. Ils savaient à quel point le droit de vote avait coûté le prix du sang. On ne peut pas simultanément prôner la mémoire de la Commune, vanter les valeurs de la République et rejoindre les rangs des abstentionnistes. L’abstention, c’est l’abstinence en politique. Les élections sans électeurs relèvent de l’absurde : elles risquent de conduire à des élections sans candidats crédibles ou motivés. En France, le taux d’abstention a augmenté de 46 % entre 1965 et 2017 aux présidentielles et de 205 % entre 1978 et 2017 aux législatives.
II faut additionner l’abstention involontaire, celle des non-inscrits et des mal-inscrits, celle des électeurs paresseux ou « procrastinants », l’abstention politique volontaire structurelle de ceux qui s’abstiennent par principe, ou l’abstention politique conjoncturelle, faute de choix politique motivant lors de l’élection. Dans tous les cas, l’abstention devient un phénomène de plus en plus revendicatif et collectif. L’autre abstention volontaire est sociétale. Nombreux sont les électeurs qui ne votent pas en raison d’un manque d’intégration sociale, qu’ils soient très jeunes, très âgés, chômeurs, démunis ou isolés. Pour voter, il faut être socialisé et relativement nanti. Malheur aux pauvres et aux esseulés. Le vote ne relève pas seulement du registre du droit, mais de celui du devoir. Nous avons une dette envers les communards assassinés ou déportés, comme envers les résistants eux aussi assassinés ou déportés. Tous ont sacrifié ce qu’ils avaient de plus cher, pour que nous puissions continuer à nourrir les urnes en fréquentant les isoloirs.
Quand l’abstention devient un phénomène de masse, elle ne relève plus de l’individu ou du groupe social mais de la meute ou du troupeau. Quand l’abstention devient la pratique des amateurs de week-end à la campagne ou de vacances à l’étranger alors même qu’ils pourraient voter par procuration, alors elle est la preuve d’une incroyable désinvolture.
Le vote relève de l’acte citoyen : il ne relève pas de la transaction commerciale. « L’électeur consommateur » attend un retour sur investissement. Il demande tout à l’élu mais ne lui donne rien à son tour en dehors de son suffrage. Il n’hésitera pas à l’attaquer en justice, à judiciariser ses relations avec lui lorsque quelque chose tourne mal, déclenchant chez les candidats aux élections municipales une crise des vocations. On aboutit à un cercle vicieux : les candidats démotivent des électeurs qui démotivent les candidats. En fait, ce qui compromet l’avenir des électeurs, des candidats et de la démocratie, c’est le tout à l’Ego et l’hyper narcissisme qui nous caractérisent tous. Quand les électeurs s’abstiennent de voter, quand les candidats s’abstiennent de se présenter et de faire campagne, quand les citoyens s’abstiennent de militer, la société entre en errance, s’effondre et se délite. L’homme ou la femme qui entre en politique, soit en tant que candidat soit en tant qu’électeur, c’est l’être humain, le citoyen qui se tourne vers autrui, et non exclusivement vers lui-même.
Jean-Pierre Guéno