Le lien et la mémoire de l'ange

13mai12h5513h00Le lien et la mémoire de l'ange12h55 - 13h00 AnimateurGueno Jean-PierreÉmissionLe souffle du Diable et le soupir de Dieu

Résumé de l'émission

Le lien et la mémoire de l’ange.

Nous vivons et nous reconstruisons sans cesse sur nos ruines et sur nos décombres. Notre histoire n’est qu’un tissu de cicatrices. Nos bâtiments neufs portent la mémoire des pierres de ceux que nous avons détruits. Notre histoire transmet la mémoire de l’ombre et de la lumière de la fange et du ciel qui la composent. Ici apparaît l’ange de l’histoire tel que le découvrit Walter Benjamin lorsqu’il découvrit au printemps 1921 L’Angelus Novus peint par Paul Klee en 1920, dans une exposition de la galerie Hans Goltz à Munich, et qu’il l’acheta pour 1 000 marks, l’équivalent de 14 dollars. Cet ange aux ailes déployées et emporté, à son corps défendant par une tempête vers un avenir catastrophique représente le destin de l’humanité.

Walter Benjamin en parle ainsi dans la neuvième thèse de son essai Sur le concept d’histoire : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

L’ange de l’histoire est un trait d’union permanent entre le paradis et l’apocalypse, entre la cohérence et le chaos, entre l’humanisme et la barbarie. Plus de 62 millions d’années avant l’apparition de l’homme sur terre, des météorites et les dégâts sismiques et climatiques causés par leurs chutes avaient exterminé les dinosaures il y a 65 millions d’années. Nous sommes le fruit de la destruction et du chaos. L’Angelus novus agit comme «un ramasseur historique de temps». Il symbolise le refus d’oublier les souffrances des générations opprimées et vaincues. Faisant mémoire du passé, il ne se laisse pas happer par un progrès qui fait fi du passé, mais il agit de telle sorte que les sacrifices et la mort de ceux qui l’ont précédé ne soient pas vains, ne soient pas perdus pour l’Histoire ouvrant ainsi le porte de l’espérance, de leur délivrance en même temps que la nôtre. Selon Walter Benjamin, il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie.

La vraie tâche de l’historien, c’est de brosser l’histoire à contre-poil. L’« Ange nouveau » de Klee préférerait libérer les hommes en les dépouillant, plutôt que de les rendre heureux en leur donnant. Nous vivons dans un « paysage ordinaire pétrifié ». En 1990, le peintre et sculpteur Anselm Kiefer a présenté à Jérusalem une sculpture monumentale intitulée Pavot et mémoire / L’Ange de l’Histoire. Il s’agit d’un avion de plomb aux ailes chargées de livres remplis de fleurs séchées. Cette œuvre rend hommage à la fois à Paul Celan et à Walter Benjamin. Écrits peu après la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge, les premiers poèmes du recueil Pavot et mémoire de Paul Celan s’élèvent contre l’oubli (symbolisé par le pavot, à la vertu narcotique).

Dans ses écrits Walter Benjamin présente Staline comme un traître, Hitler comme l’Antéchrist, les socio-démocrates intoxiqués par différentes idéologies telles que la glorification du travail, la domination de la nature et du progrès, et les communistes prêts à succomber aux mêmes égarements. Il faut relire aujourd’hui les écrits de Stefan Zweig et de Walter Benjamin, contempler les œuvres de Paul Klee et d’Anselm Kieffer et ne pas oublier de méditer les errances de certains intellectuels qui auront cautionné en leurs temps Hitler, Staline et Mao, et qui cautionnent aujourd’hui Poutine, tout comme ses frères et sœurs extrémistes, qu’ils soient américains, français, autrichiens, polonais, hongrois, italiens, danois, grecs, scandinaves ou brésiliens avec leurs fantasmes de « priorité nationale ». Rejet des migrants, restriction de l’indépendance des juges et des médias, conception de la citoyenneté basée sur l’origine ethnique ou religieuse, culte de la nationalité, tels sont les joyeux ingrédients de ceux qui réécrivent l’histoire et qui justifient les exactions des uns en invoquant celles des autres. Jean-Pierre Guéno