Pour une pédagogie de l’étrange et de l’étranger
Résumé de l'émission
La pandémie a fait surgir un concept qui s’est répandu de façon aussi virale qu’implicite : celui « d’étranger de l’intérieur ». Certains autochtones – et parmi eux nombre « d’émigrés retraités » de fraîche date – ancrés dans des territoire où ils se sentaient « envahis » par des confinés rebelles qui fuyaient la capitale et certaines grandes villes, se sont mis à éplucher leurs plaques minéralogiques pour déceler la présence de ces intrus, de ces migrateurs opportunistes égarés en hors-saison, de ces propriétaires ou de ces loueurs de résidences secondaires qui risquaient, s’ils véhiculaient le virus couronné, de contaminer leurs contrées et de saturer les salles de réanimation de leurs hôpitaux de province sous-dimensionnés par plusieurs décennies d’imprévoyance et de pingrerie d’un État qui depuis longtemps ne savait plus lire les pyramides des âges. Le concept avait déjà servi pour désigner les « gens de la ville » au temps de la suprématie des campagnes, tels que les « parigots têtes de veaux », les « parisiens têtes de chiens »mais aussi pour ostraciser les congés payés au temps du front populaire, pour fustiger les français sur les routes de juin 1940 au temps de l’exode, ou pour railler les touristes ou autres « Aoûtiens » lors des période estivales des trente glorieuses.
« Étranger » : les étymologies grecques et latines nous rappellent l’ambiguïté du mot. Le grec ancien ξένος, (xénos) désigne à la fois l’étranger dont on se méfie et celui qui le reçoit avec bienveillance. Le latin extraneus désigne ce qui vient d’ailleurs, ce qui est différent, à la fois intriguant et menaçant. Le mot « hôte » lui-même est tributaire de ses deux racines Hostis, l’étranger, le rival, l’ennemi et Hospes celui que l’on reçoit. « Hostilité » versus « hospitalité ». Aujourd’hui, l’hôte est à la fois celui que l’on reçoit et celui qui reçoit. Un hôte accueille des hôtes. L’étranger, l’intrus, c’est l’autre. Celui qui est singulier, différent, « nouveau ». Il est un peu nomade par définition. Il bouge : il est donc incontrôlable et insaisissable.
Il est un mot qui transcende le mot étranger. C’est le mot « étrange », lui aussi ambigu, désignant à la fois ce qui est étranger et ce qui surprend, ce qui charme, ce qui envoûte, ce qui appelle au rêve ou qui relève de l’exotisme. Ainsi le rêve « étrange et pénétrant » de Verlaine, « D’une femme inconnue, qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » ou encore le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, « le grand gars nouveau venu » qui vient enluminer la routine d’un bourg assoupi. Il nous faut savoir considérer la nouveauté et la différence comme des chances et non comme une menace. Il nous faut pratiquer et transmettre une pédagogie de l’étrange et de l’étranger, condition sine qua non de l’altérité. Comme un retour à notre propre source, puisque nous avons tous d’abord constitué un corps étranger, un corps étrange dans le ventre de notre mère, avant d’être bercé par le battement de son cœur et par celui de son amour, avant de migrer vers la vie, d’y expérimenter l’apprentissage des autres formes de l’amour ou d’y subir celui de la haine.