La complainte de la majorette

08mai12h5513h00La complainte de la majorette12h55 - 13h00 AnimateurGueno Jean-PierreÉmissionLe souffle du Diable et le soupir de Dieu

Résumé de l'émission

Si j’avais moins de six ans, je serais une « minirette ». Je suis la majorette. La descendante du tambour major. L’éclaireuse des fanfares. La virtuose de la gambette imberbe ou épilée et du twirling bâton. La chevalière du défilé, de la chorégraphie, du pas cadencé, du plumet, du shako, des épaulettes, et du costume à galons. La soubrette du Macadam. L’ouvreuse des passages cloutés. Mon capital est dans mes jambes. Jupe très courte et bottines ou bottes cavalières. Et mes collants ! Le plus souvent à grosses mailles, pareils aux filets qui enveloppent les jambons. J’émoustille les passants, les édiles, les anciens combattants, les puceaux et les vieux mâles en manque. Je suis l’ambassadrice des commémorations, des fêtes communales, des kermesses, des carnavals et des comices agricoles, leur part de spectacle vivant. Les associations de majorettes ont envahi les campagnes françaises à partir des années 60. L’histoire a gardé le souvenir des « Majorettes de Vatan » nées dans l’Indre en 1967. Une retraitée et une sage-femme ont eu l’idée de créer une association après avoir vu défiler les filles des soldats américains de la base de Châteauroux. Leur toute première représentation a lieu au stade de Vatan pour animer le banquet des donneurs de sang. Un orage a fait déteindre les hauts de formes et les jupettes de papier sur leurs visages et sur leurs jambes, mais la journée fut un succès et le club évolua de façon fulgurante.

Lorsque je défile, je dois lever la jambe. « High stepping » en anglais. Certaines de mes compagnes ont l’air triste. D’autres l’air las. Les yeux des hommes s’allument à notre passage. Nous leur semblons comestibles. Au-delà de nos marches et de nos cavalcades, Ils lorgnent sur nos formes, sur nos fesses, sur nos cuisses. Ils n’ont pas le regard pur. Nous ne sommes pas autre chose pour eux que du bétail sur pied, de la chair fraîche, de la graine de ballet rose. Un défilé de mineures. Nous sommes les mascottes qui peuplent leurs rêves graveleux, leurs fantasmes inavouables, leurs tendances pédophiles. Parmi nous, certaines sont jolies, d’autres laides, certaines fines, d’autres trop maigres ou trop grasses. Beaucoup sont copieusement fardées sous le plâtre qui dissimule leur acné juvénile. En dehors des regards égrillards, nous sommes des facteurs de spleen ou de moquerie.

Je les perçois les rires en coin de ceux qui nous voient défiler. Aussi bien que le cafard de ceux que nous désespérons. Ils ne savent pas que lorsque je lance mon bâton après l’avoir fait tournoyer, il est porteur de tous mes espoirs. Il devient le drone, le symbole, la vigie de tous mes rêves, de toutes mes ambitions. Il me fait prendre de la hauteur et me projette vers l’avenir. Mais il retombe fatalement après avoir virevolté. Et lorsque par malheur , il m’arrive de ne pas le rattraper, lorsqu’il retombe par terre avec un bruit sec, c’est un peu comme si le fil de mon destin m’échappait. Tout semble prendre le goût amer et stérile de l’absurde. L’aigre saveur du confisqué. Ma vie perd alors tout son sens, malgré le défilé qui continue sa course et la fanfare qui poursuit sa rengaine.

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