La complainte du matador

22mai12h5513h00La complainte du matador12h55 - 13h00 AnimateurGueno Jean-PierreÉmissionLe souffle du Diable et le soupir de Dieu

Résumé de l'émission

Je suis le matador, debout, seul, au milieu de l’arène, mon épaule et mon bras gauche drapés dans la capote de paseo qui révèle par contraste mon habit de lumière. « traje de luces », habit de paillettes. La corrida va bientôt s’ouvrir. La soie rose de ma capote de brega viendra caresser le pelage du taureau. Son revers est jaune, comme le soleil trop intense, dans le grand lac du ciel. Jaune, la dernière couleur qui frappera ma rétine si le taureau m’encorne. Passée la parade initiale du paseo, après le signal des clarines, le toro fait son entrée dans l’arène. Après les premières passes du tercio de pique qui nous permet de faire connaissance, c’est le tercio des banderilles ; trois paires de piques fichées dans le corps du toro. Puis viendra le temps du tercio de la mise à mort. Nous serons seuls face à face. Le rouge de la muleta succèdera au rose de la cape. J’aurai quinze minutes pour porter le coup de grâce. Ce sera la faena. La tâche, le travail, la besogne. Pour le toro, il ne s’agira plus du couloir qui conduit vers l’arène mais de celui qui conduit vers la mort.

Au fil des corridas je finis par ne plus savoir au juste qui est le toro et qui est le matador, et si chaque estocade n’est pas la répétition de ma propre mise à mort, de mon propre descabello, comme si j’étais figé dans une boucle temporelle qui n’en finirait pas de redéclencher le bégaiement de mon dernier soupir sous les « ole » de la foule. Ainsi chaque mise à mort serait le remake de mon propre suicide. Nous serions, le toro et moi-même, les gladiateurs de la farce, rapprochés par le destin dans ces jeux du cirque dont les aficionados, les amateurs de tauromachie sont si friands. Les toros auraient remplacé les fauves, mais la tradition aurait été perpétuée.

Le coup de grâce, c’est le coup mortel donné par quelqu’un à sa victime pour l’achever. Par le bourreau au supplicié, par le chasseur à son gibier, par le boucher à un animal, pour abréger ses souffrances. Mon coup de grâce, je le donnerai avec mon épée. Ce sera la fin du duel. “Suerte suprême“ : la mise à mort.

Le coup de grâce nous renvoie à notre propre pesanteur. Là est tout le problème : qui est la victime, qui est le bourreau ? Quelles victimes, quelles souffrances ? Suis-je la victime de ma victime ? Dans quelle mesure le toro et moi-même ne sommes-nous pas les victimes des spectateurs de notre combat ? Je suis le Dom Juan matador. Le Casanova des arènes. La cabot, la coqueluche des gradins. Que ne ferait-on pas pour déclencher un orgasme à la fois charnel et visuel dans l’esprit, dans le corps des spectateurs. Nous sommes tous les alouettes de nos miroirs. Le geste le plus piteux des corridas, c’est sans doute la remise du trophée : une oreille si le public agite un mouchoir blanc, deux oreilles ou les deux oreilles et la queue sur le seul jugement du président de la Corrida. Car tout tribunal est doté d’un président.

Mais tout le monde a bien compris que la corrida ne met rien d’autre en scène que la tragédie de l’existence humaine. Celle du duel entre la vie et la mort, et des liens qui unissent les victimes à leurs bourreaux. C’est sans doute la raison pour laquelle la Corrida est si clivante, opposant avec une incroyable et paradoxale violence ses détracteurs à ses inconditionnels.

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