La mémoire de nos oublis

01juil12h5513h00La mémoire de nos oublis12h55 - 13h00(GMT+02:00) AnimateurGueno Jean-PierreÉmissionInstants d’Histoire

Résumé de l'émission

La mémoire de nos oublis

Contrairement à ce que nous pensons, les ordures qui remplissent les sacs poubelle qui s’entassent sur les trottoirs et dans les rues de nos grandes villes ne sont pas des ordures fraîches. Les éboueurs en grève nous ont ressorti nos vieilles ordures, celles qui restent n’en finissent pas de pourrir dans le container rouillé de nos mémoires défaillantes. C’est un peu la boue de nos âmes, ce sont les fantômes de nos consciences, les cadavres de nos placards qui s’empilent dans des sacs en plastique de couleur grise et qui dégorgent dans les caniveaux. Alors nos villes étouffent, désertées provisoirement par ces intouchables des temps modernes que sont nos éboueurs et nos balayeurs. Nous n’avons pas été longs à les oublier ces chevaliers de la benne à ordures et du balai, ces infirmières et ces aides-soignantes que nous applaudissions dans les rues au temps du Covid.

Ils restent pourtant les témoins quotidiens de nos inconséquences. Ils torchent le fruit de nos incontinences comme ils torchent les rues que nous salissons avec les mégots de nos cigarettes, avec nos papiers sales, avec les crottes de nos chiens. Et pourtant ils font en temps normal contre mauvaise fortune bon cœur. Lorsqu’ils travaillent en sous-nombre. Lorsqu’ils travaillent sous-payés. Lorsqu’ils portent des charges lourdes. Lorsqu’ils inhalent des produits toxiques. Lorsqu’ils manipulent des objets contaminés, piquants ou tranchants. Lorsqu’ils travaillent par grand froid, sous les grandes chaleurs ou sous la pluie. Lorsqu’ils respirent les gaz d’échappement. Lorsqu’ils sont attaqués par les rats. Lorsqu’ils se font insulter par des automobilistes bloqués dans les embouteillages. Lorsque leurs métiers sont privatisés. Le nombre d’accidents du travail dans le traitement des déchets ménagers est deux fois supérieur à la moyenne nationale.

La “durée de retraite” moyenne avant décès d’un éboueur est de 16 ans, contre un peu plus de 19 ans pour les autres « agents territoriaux ». Cela veut dire qu’un éboueur risque souvent de ne pas dépasser l’âge de 73 ans. Actuellement, l’âge légal de départ à la retraite des éboueurs est fixé à 57 ans, mais la réforme en cours veut le repousser à 59 ans. Pour compenser nos défaillances, celles de nos corps usés et vieillissants lorsqu’ils finissent par avoir du mal à se pencher ou à s’agenouiller pour ramasser un mouchoir sale tombé de notre poche, les métiers d’éboueurs et de balayeurs seront de plus en plus indispensables. Au Japon, beaucoup de veuves perdent tout statut social. Certaines en sont réduites à ramasser les papiers sales dans les jardins publics des grandes villes pour survivre. Il serait temps que ceux qui nettoient derrière nous ne deviennent plus des déclassés. L’odeur nauséabonde qui va continuer à envahir nos rues jusqu’à la fin de leur grève est à la mesure du parfum de notre ingratitude.

Jean-Pierre Guéno