La mémoire des mots
Résumé de l'émission
La mémoire des mots
Les mots lorsqu’ils se coupent du sens deviennent porteurs de non-sens. La tragédie qui vient de frapper un lycée du pays Basque où un lycéen a tué une enseignante engendre l’assassinat médiatique de notre langue après avoir caractérisé le meurtre d’un professeur d’espagnol. Alors que la scène s’est produite en plein jour, dans le milieu clos d’une classe, devant de nombreux témoins dont certains ont recueilli l’arme du crime, et que le jeune homme qui a poignardé Agnès Lassale n’a fait que confirmer son acte, l’élève qui vient d’assassiner reste présenté dans la presse comme «L’auteur présumé » de l’agression , le « suspect », le « soupçonné ».
Les mots ont un sens et il est effrayant de constater que le jargon juridique et certains abus du « principe de précaution » excluent les mots qui conviendraient. Les médias et certains orateurs ont leurs propres « éléments de langage ». Le mot « décès » remplace le mot « meurtre » ou le mot « assassinat » dans la bouche d’un ministre. Certains mots sont devenus tabous tels que « accusé » ou « coupable ». Certains tribuns politiques font par ailleurs l’amalgame du meurtre d’Agnès Lassale avec celui de Samuel Paty, confondant l’odieux crime prémédité d’un jeune homme radicalisé avec celui d’un jeune élève déséquilibré. Pour ce qui est de l’enseignante morte sous le poignard de son élève assassin, les témoignages qui la présentent comme « consciencieuse », « dévouée », « très investie », « discrète » « sympathique », « très jolie et très bonne personne, qui était aimée de tous », « qui n’était pas dans le conflit » et « qui passait au moins 80-90 % de son temps à faire son travail pour son école, même pendant les vacances », sous entendent que son meurtrier n’a aucune circonstance atténuante. Ici le raisonnement devient terrible : aurait-elle été caractérielle, incompétente ou antipathique, Agnès Lassale aurait-elle mérité pour autant d’être poignardée ?
Dans l’éducation que nous donnons à nos enfants, ce ne sont pas les mots dont il faut faire des tabous en les « dégenrant » ou en les évitant mais certains actes ou certaines sanctions comme le meurtre, la vengeance ou la peine de mort. A force d’édulcorer la langue, nous édulcorons la morale, la distinction entre le bien et le mal. Même si la présomption d’innocence est un principe selon lequel, en matière pénale, toute personne poursuivie est considérée comme innocente des faits qui lui sont reprochés tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable par la juridiction compétente, Il est temps de ne pas nier la présomption de culpabilité lorsque l’acte criminel ou délictueux relève du flagrant délit ; il est temps de ne pas hésiter à présenter les accusés en tant que tels, et de les qualifier pour ce qu’ils sont, même si leur condamnation ne pourra être prononcée qu’après un jugement en bonne et due forme qui verra les prévenus et leur défense plaider coupable ou non coupable. La justice ne peut pas se discréditer dans des précautions oratoires qui finissent pas la disqualifier. Elle doit rester ancrée sur des valeurs morales, qu’elle soient religieuses ou laïques et républicaines, et sur celles de l’éthique.
Jean-Pierre Guéno
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