Le lien du mobilier urbain
Résumé de l'émission
Le lien du mobilier urbain
Il y a deux façons d’assassiner une ville : y développer des ghettos où guillotiner son passé. Entre 1836 et 1846, l’architecte Jacques Hittorf avait rénové complètement la décoration de la place de la Concorde et de l’avenue des Champs-Elysées. Outre l’adjonction de statues et de fontaines, il avait imposé une unité de thème nautique (fontaine des Mers et fontaine des Fleuves). Les colonnes rostrales ont fait font partie de ces éléments de décoration de la place des colonnes ornée de rostres de galères élevées à l’occasion de victoires navales. Les colonnes de Hittorf représentent des proues de navires portant l’emblème de la ville de Paris. Elles ont été intercalées avec des lampadaires dont elles complètent la fonction d’éclairage de la place.
Depuis 1891, l’ensemble du mobilier urbain parisien a souvent la même couleur, le « vert wagon », à l’image du métropolitain de l’époque, des entrées de métro Guimard, des lampadaires, des fontaines décoratives aux cariatides dites Wallace, des fontaines d’eau potable, des colonnes Morris dédiées aux affichages publicitaires, des bancs publics si emblématiques de Paris et des boîtes des bouquinistes des quais de Seine. Les bancs installés entre 1860 et 1869 sont aujourd’hui vendus à l’encan par la mairie de Paris quand ils ne sont pas envoyés à la casse. Lorsqu’elles ne sont pas repeintes en rose, en bleu ou en jaune, les fontaines parisiennes sont remplacées par un mobilier urbain d’un goût particulier, les bancs par des traverses de chemin de fer et par des bordures de trottoirs.
Les lampadaires sont abattus. Les grilles d’arbre supprimées. Les Vespasiennes d’antan sont remplacées par des cabines « madamepee » rouges pour les femmes, et par des urinoirs dits écologiques pour les hommes, qui sont déjà en panne et qui transforment leurs utilisateurs masculins en exhibitionnistes. En 2021, une vente aux enchères à l’hôtel Drouot avait permis le rachat d’un exemplaire d’un banc Davioud qui avait fait l’objet d’une cagnotte de la part d’habitants faisant partie du collectif Saccageparis, qui refusait de voir cette part du patrimoine municipal quitter la capitale. Le banc n’a finalement pas été mis aux enchères, le vendeur ayant accepté de le céder directement au collectif pour 1 200 euros. Il a été offert à la Ville de Paris le 25 mai 2021 pour être réinstallé. Début juillet 2021, il a été exposé après « restauration » au Pavillon de l’Arsenal. Mais cette restauration effectuée par la Ville, ne conservant qu’un seul de ses supports latéraux, présentait un banc largement défiguré par rapport au modèle initial, avec notamment des planches de bois dont les proportions n’avaient plus rien à voir avec le banc de 1860, brisant l’harmonie du dessin original.
Tout espoir ne semble pas perdu : après le remplacement abusif d’un mobilier urbain qui aurait pu être classé monument historiques par un mobilier laid et non pérenne, les réactions très négatives de nombre de parisiens ont visiblement fini par provoquer un rétropédalage progressif de la mairie. La ville va supprimer en partie les bancs dits « Mikado », conçus par l’architecte et designer Franklin Azzices : de longues poutres en bois assemblées à l’horizontale qui défiguraient depuis quelques années la place de la République et d’autres lieux parisiens tels que les berges de la seine. Sur certaines places de la ville, ils répondaient à des demandes de la préfecture de police pour servir de mobilier anti-intrusion et prévenir les attaques à la voiture-bélier. On a donc réimplanté en 2022 17 bancs « Davioud », deux bancs d’origine et 15 répliques, sur la place de la République, ces bancs publics à double assise emblématiques de Paris depuis 1860, date à laquelle ils y avaient été installés à 8428 exemplaires en l’espace de 10 ans. Dans une démarche visant à « retirer le mobilier inutile », la Mairie indique dans un Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne que certains bancs « Mikado » seront rénovés et d’autres supprimés.
Après la place de la République, il n’est peut-être pas trop tard pour sauver de la laideur d’autres places défigurées : notamment celles du Panthéon et du Rond-point des Champs Elysées avec ses fontaines où trônent des trombones gicleurs venus remplacer les fontaines de Lalique. Mais dans certains cas les dégâts semblent définitifs comme sur la Place du Panthéon pourtant classée : les 400 nouveaux bancs publics en granit sont des bordures de trottoir récupérées dans les stocks de la ville de Paris : brutes et de dimensions variables, ils reposent sur des pieds en acacia et ressemblent à des pierres tombales disposées en rangs d’oignons et déposées sur socles.
Des « tatoueuses de bois » ont pyrogravé 200 noms de femmes invisibilisées sur d’autres bancs de bois improbables en forme de plateformes triangulaires visiblement destinés à accueillir le postérieur des géants des voyages de Gulliver. Il faut relire pour pleurer l’argumentaire, le discours vaseux, verbeux et prétentieux, digne de Mc Kinsey, vernis à l’air du temps, et rédigé par l’agence de la paysagiste Emma Blanc qui a décroché le job en 2019 : « Des études sensibles et genrées ainsi qu’une permanence sur les lieux nous ont permis de faire émerger les dynamiques et les potentialités de l’espace. » « L’ensemble du dispositif répond à la volonté d‘utiliser des matériaux de récupération qui par leur empreinte écologique faible ont généré une économie substantielle. Nous sommes convaincus que le réemploi est un moyen efficace pour fabriquer de nouveaux et puissants paysages urbains ». Deux siècles après la terreur, la nouvelle place de l’échafaud qui succède à celles de la Concorde et à celle de la Nation est celle du Panthéon. C’est la dignité qu’on assassine au moment où la taxe foncière des parisiens augmente de 152 euros. Cela fait cher la bordure de trottoir.
Jean-Pierre Guéno
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